Sur le moment je ne comprenais pas, j’observais, j’emmagasinais, incapable de tirer des conclusions. Ce n’est qu’au bar de la gare, en regardant les gens autour de moi, que j’ai compris ma plongée l’espace d’une après-midi dans un monde parallèle. Un monde avec ses lois, ses repères, ses comportements. Un monde d’hommes et d’ados qui ont traversé minimum 5 pays pour arriver à Calais. Un monde dans lequel Calais veut dire 30km. 30km du But avec un grand B, 30km de l’Angleterre, 30km de ce pays fantasmé dont ils entendent parler depuis le fin fond de l’Afghanistan, du Soudan ou du Viet Nam. Un monde d’incertitude et de peur. Je crois que le déclic vient de là ; je m’étais inconsciemment habituée à cette pression sourde, j’avais passé l’après-midi sur mes gardes sachant très bien que tout pouvait basculer en une fraction de seconde. Je me disais « pour l’instant ça va, attends la suite ». Et en voyant ces gens sereins, ces tables propres et ces vêtements assortis j’ai compris que je pouvais donner le clap de fin. Le film s’est rembobiné et j’ai commencé à halluciner.
Nous étions arrivés à Calais vers 12h45, la distribution de nourriture étant à 13h. Trois associations se relaient pour nourrir les migrants :
- La Belle Étoile s’occupe de la distribution du repas le midi en semaine.
- SALAM assure le repas du soir en semaine et le week end.
- L’Auberge des Migrants gère le midi durant le week-end.
À cela on peut ajouter une association Hollandaise qui vient tous les samedi soir apporter diverses choses et notamment des cigarettes.
Patrice, bénévole de l'Auberge des Migrants, goûte la soupe qu'il a préparé pour les migrants.
Les assos ont obtenu de la mairie un lieu de distribution (ouvert de 13h à 15h le midi et de 18 à 20h le soir tous les jours) : c’est une espèce de grande place goudronnée et grillagée. Deux préfabriqués trônent là et servent de locaux à SALAM et La Belle Étoile. L’Auberge des Migrants n’en a pas et la distribution se fait donc à partir du camion. Malgré le soleil, il fait très froid et un vent glacial tourbillonne. Et quand je dis glacial je pèse mes mots. On s’est pas mal baladé dans Calais et je n’ai jamais eu aussi froid qu’à cet endroit. Je fais la réflexion à un bénévole en lui disant que j’ai vraiment hâte de retourner dans la voiture et il me répond « t’imagines que pour eux après c’est la rue ». J’avoue. 1 point pour les migrants. De chaque coté des prefa il y a des sortes de auvents qui, je crois, sont sensés protéger de la pluie, mais bon on a rarement vu la pluie tomber droite et sans aucun vent.
Les afghans sont les premiers arrivés, au taquet. Ils sont sympas disent « Bonjour, ça va ? » à tout le monde et appellent les femmes de plus de 50 ans « Momie ». Deux petites tables sont installées : l’une avec les sachets repas et la soupe au poulet, l’autre avec le thé. Je me pose à coté du thé et regarde les 100 mecs défiler. Certains viennent avec leurs couvertures, je remarque leurs mains : violettes et gonflées. Les échanges sont toujours les mêmes :
- « Bonjour Momie ça va ? Shoï Momie shoï »
- « Yes shoï, keep your glass please »
- « Yes Momie, merci Momie »
Shoï ça veut dire Thé dans beaucoup de langues et notamment en Patchou, un dialecte afghan qu’ils parlent pour la majorité. De temps en temps il y a des nouveautés :
- « Momie, look, my pant »
- « Yes, I know, I have an other one for you in the car, I’ll give you after »
- « Momie my pant it’s broken »
- « Yes, go to eat, I’ll give you after »
Il y en a quelques uns qui n’ont plus de bonnet, de gants ou de chaussettes. Elle promet à tous de leur en apporter after. Les assos viennent toujours avec des vêtements de base à distribuer. De temps en temps, quand elles ont récupéré assez d’habits, des vestiaires sont organisés avec des parkas, pulls, pantalons, chaussures… Une autre association organise également un vestiaire un samedi sur deux. D’ailleurs, j’ai appris un truc marrant : les migrants n’aiment pas trop le tricoté ni les fringues trop vieilles. Ils veulent des trucs basiques, à la mode, pour passer inaperçus en ville. Le mec du pantalon récupère un jean, il est content.
En voyant ça, je me sens complètement conne, avant de venir je me disais qu’il devait y avoir des problèmes de vols ou d’agressions. Mais à la réflexion ; après avoir traversé toute l’Europe, t’être caché dans des camions réfrigérés, avoir pris la mer alors que tu sais pas nager, à 30km DU BUT alors que t’es nourri et vêtis, je ne sais pas quel mec sur Terre serait assez débile pour risquer de se faire choper par les flics en piquant une pomme ou en sautant sur quelqu’un. Ils passent déjà leur temps à les fuir, ce n’est pas pour se jeter dans la gueule du loup aussi facilement.
Ils s’organisent. Certains gamins viennent chercher du sel au camion et font la distrib’, d’autres ravitaillent leurs copains en thé. On a ainsi eu droit à deux ou trois blagues marrantes :
- « Momie shai please shai »
- « But where is your glass ? »
- « Aaaa sorry, it’s still in Afghanistan »
- ou variante « it’s in England »
Les afghans sont hyper agités et courent partout, ils jouent au foot, enfin plutôt à une sorte de chandelle. Le but est de lancer le ballon le plus haut possible puis de le rattraper. Ce qui arrive rarement. Je manque de me prendre un ballon dans la tête deux, trois fois et ce jeu augmente mon niveau de stress d’un cran.
J’essaie d’imaginer le nombre de kilomètres qu’ils ont dû avaler, de retracer toutes les étapes, d’imaginer comment ils étaient avant. J’essaie d’enlever les traces de tension de leur visage. J’aimerais tellement pouvoir mettre une camera dans leurs yeux, et voir tout ce qu’ils ont vu. Les histoires sont toutes les mêmes. Fuir les talibans. Ils sont majoritairement ados, de 10 à 20 ans. Les parents s’endettent auprès de tous leurs voisins et les poussent dehors. C’est ça ou le recrutement dans l’armée des taliban AKA mort rapide assurée (les enfants sont plus faciles à endoctriner que les adultes et servent de kamikazes. Et si vous ne me croyez pas checkez La Croix) Je ne m’étais jamais fait la remarque mais les migrants afghans sont donc clairement anti-talibans.
H. raconte que dans son village il y avait « une rue » avec d’un coté les talibans et de l’autre les américains. Les deux camps échangeaient régulièrement des tirs puis un jour une balle perdue et « My sister kapputt ». Le soir même, ses parents les ont mis sur la route de Calais, son frère de 12 ans et lui 14 ans. Les routes sont toutes les mêmes, un peu comme tous les chemins mènent à Rome, tous les passeurs mènent à Calais. D’abord direction l’Iran, passage de la frontière dans la neige (à pied ou à cheval pour les plus pauvres NDLR). Puis la Turquie où son petit frère se fait choper par les douaniers : retour à la case départ pour lui, H. continue tout seul. Il traverse rapidement pour atteindre, à l’ouest, la Méditerranée. À 7 kilomètres seulement des côtes turques il y a une île grecque. Les gamins embarquent à 24 sur 2 bateaux gonflables et prient très fort. C’est une des épreuves les plus difficiles car ils risquent :
1. De tomber à l’eau : c’est fini.
b. il y a une petite variante à cette alternative : un de tes amis/compagnons tombe à l’eau et se noie sous tes yeux.
2. De dériver et de se perdre en mer.
a. être repechés par les gardes côtes : retour à la case départ.
b. tempête/ rocher/ bateau/ déshydratation : c’est fini.
3. d’arriver sur l’île.
a. pas au bon endroit, pas au bon moment : c’est fini.
b. accueillis par des douaniers pas sympas : retour à la case départ.
c. accueilli par des douaniers sympas : camp de rétention, libération.
d. au bon endroit, au bon moment. Ils peuvent aller directement aux ferrys.
H. a eu de la chance il est tombé sur l’option 1. + 3.c. Après 15 jours en camp de rétention il est libéré et embarque dans un camion sur un ferry. Italy - France - Nice - Calais. Calais - camion - UK. End of the story.
D’autres, africains, arrivent et s’installent avec nous. Les afghans courent toujours, quelques bénévoles commencent un foot avec eux. Il y en a un qui vient me parler, il veut que j’aille voir ses potes. Je suis assez mal à l’aise. Pour l’instant nos échanges se sont résumés à des, finalement universels, « Mademoiselle-Mademoiselle, Bonjour Mademoiselle. », des mains serrées et des regards mi-matteurs mi-gênés pour eux comme pour moi. Je n’ai aucune idée du rapport qu’ils ont aux femmes de 20 ans. En Afghanistan il y a deux catégories : leurs petites sœurs, enfants, et les plus grandes, voilées. Puis il y a les autres, celles qu’ils découvrent petit à petit avec l’Europe. Je prends le temps deux minutes, de tirer la métaphore et d’envisager cette traversée comme un voyage initiatique, une étape leur donnerait les clefs culturelles de leur installation en Angleterre. Un enseignement par la pratique de « c’est quoi l’Europe ». Je me dis qu’ils doivent être sacrement perdus en ayant côtoyé autant de cultures en si peu de temps. J’ai envie de leur demander. Mais pour ça encore faudrait-il que je leurs parle. Je commence à partir dans mes délires et note un autre truc qui me dérange profondément : on soupçonne des histoires d’agressions sexuelles et pédophilie. On a aucune preuve mais, de tout temps, dans toutes les civilisations, on a vérifié l’équation : milieu exclusivement masculin + promiscuité + longue durée = sexe. Je crois que c’est ce qui me dégoûte le plus dans cette histoire : ces gamins n’ont rien, que dalle, on leur a tout pris. Ils n’ont pas de statut, ils n’ont pas de papiers, ils n’ont pas de pays, ils n’ont pas de parents, et il faut en plus que l’on touche à leur cul pour leur prendre le dernier truc qu’ils auraient pu avoir. Le ballon s’écrase une nouvelle fois près de moi, et les gamins rigolent en criant « Again, again » alors que je tente de les calmer. Je croise le regard d’un africain qui observe la scène, dépité, après un soupir il me lâche « This is fucking shit ».
Yes. This is fucking shit.
Texte : Laurie Pandora
Photos : Aurélien Bacquet